Perspectivia
Lettre1862_01
Date1862-02-18
Lieu de créationFrancfort sur le Main, Papageistrasse n° 7
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesFantin-Latour, Hélène
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Fantin-Latour, Nathalie
Müller, Victor
Burnitz, Karl Peter
Corot, Jean-Baptiste Camille
Delacroix, Eugène
Courbet, Gustave
Millet, Jean-François
Chardin, Jean-Baptiste Siméon
Wagner, Richard
Schubert
Schumann, Robert
Legros, Alphonse
Ottin, Léon
Solon, Marc Louis Emanuel
Desportes, Alexandre-François
Lieux mentionnésParis
Francfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Portrait d'Alphonse Legros
F Autoportrait assis devant son chevalet
F Autoportrait debout, la palette à la main
F Les deux sœurs
S Selbstbildnis (autoportrait)
S Selbstbildnis mit Palette und Pinsel (autoportrait avec palette et pinceau)
S Selbsbildnis im Atelier (autoportrait dans l'atelier)

Francfort sur le Main, Papageistrasse n° 7

18 février 1862

Mon cher Fantin

Je suis sûr que vous avez abandonné déjà depuis longtemps l’idée qu’il y aura la possibilité pour vous de recevoir encore une lettre de moi et vous serez bien étonné de recevoir celle-ci. Je ne peux pas vous faire des excuses de n’avoir jamais répondu à vos bonnes lettres, qui m’ont fait toujours tant de plaisir ! Oh, mon cher ami je ne peux vous dire que je pense encore chaque jour à vous, vos peintures,Scholderer conserve quatre œuvres de Fantin depuis l’automne 1858 (voir lettre 1858_04) : Portrait d’Alphonse Legros, F.96 ; Autoportrait assis devant son chevalet, F.94 ; Autoportrait, F.95 ; Les deux sœurs, F.97. qui me sont si chères, me rappellent chaque jour un ami que j’aime toujours comme autrefois, mais ce qui m’a empêché le plus de vous écrire depuis si longtemps (ce sera je crois près de deux ans), c’est le manque que je prouve toujours de pouvoir exprimer mes idées et surtout dans une langue étrangère, mais ce n’est pas une excuse je le sais, car j’aurais pu l’essayer depuis longtemps, comme je l’essaye maintenant. J’ai toujours voulu partager toutes mes idées, surtout sur la peinture, avec vous et je le désire encore, j’ai toujours senti que vous êtes celui qui me comprend le mieux là-dessus, je sais quel dommage c’est de ne pas pouvoir le faire, que nous ne pouvons plus être l’un auprès de l’autre et travailler ensemble, je crois même que nous en profiterions tous les deux, mais la vie, mon cher ami, voilà ce qui nous empêche, c’est le sort qui ne l’a pas voulu, oui, la vie et surtout la vie dans notre temps ; c’est le malheur des artistes car il a toujours à lutter avec elle et doit être bien fort pour rester vainqueur et d’aller directement vers le but comme artiste, mais je sens cela bien fort, surtout depuis que je suis retourné à Francfort et encore plus dans le dernier temps, car comme artiste, je n’ai pas d’encouragement ici et quant à la vie je ne gagne très peu et depuis un an maintenant rien du tout, personne ne s’intéresse plus pour ma peinture, je n’ai plus de portraits à faire, je ne peux pas faire des croûtes, cela m’est impossible et il n’y a qu’avec elles qu’on peut gagner de l’argent dans notre temps. Mais je commence à parler de moi et je veux parler à vous et de vous mon cher Fantin. Je vous dis encore comment vos lettres m’ont fait plaisir, je vous en remercie bien tard, mais de tout mon cœur et je vous prie de me pardonner, toujours quand je recevais une de vos lettres j’aurais bien voulu me mettre tout de suite à vous répondre, mais – vous savez que je ne l’ai pas fait.

J’espère que vous comprenez un peu mon écriture, mais vous avez eu toujours autant d’indulgence à cet égard avec moi que j’espère que vous l’aurez encore et que vous comprendrez, ce que je veux vous dire.

Votre dernière lettre est datée du mois de septembre, vous parlez de vos aventures, j’ai éprouvé le chagrin que vous et votre famille a eu du triste accident avec votre sœur, pour vos parents surtout, pour votre mère cela doit être terrible !La sœur de Fantin, Nathalie, est internée à Charenton pour schizophrénie le 17 octobre 1859.

J’ai lu avec plaisir la description de vos journées que vous avez passées en Angleterre et que vous y avez trouvé des amis dans ce pays.Aux mois de juillet et août 1861, Fantin fait un second séjour en Angleterre. Ce qui m’a fait du chagrin, c’est que vous dites que vous devenez misanthrope, pourquoi mon cher ami, ne perdez pas le courage, le temps arrivera aussi tôt ou tard où nous cueillerons le fruit de nos travaux, allons, ayons de l’espérance, comment peut-on vivre sans elle, l’homme n’est rien sans elle, je dis cela enfin aussi à moi-même et je me le dis presque tous les jours, car vous savez, j’incline aussi bien à me faire des idées sombres sur la vie et sur tout et quelquefois il est très difficile pour moi de ne perdre pas le courage, mais je fais aussi de grands efforts à m’arracher de ces tristes idées et de prendre la vie comme elle est, ce qui est la plus grande philosophie. Ne perdons pas le courage, car une fois perdu, qu’est ce qu’on doit devenir ?

Je suis sûr que vous avez fait de grands progrès dans votre peinture, combien je désirerais d’avoir quelque chose, ici je ne vois presque rien, il n’y a que Müller et Burnitz qui font des efforts, les autres n’ont pas l’idée de nos idées d’autant ils sont vaniteux et ignorants. Müller a une très bonne idée de la peinture, seulement il est trop préoccupé quand il peint et ne vient à bout avec ses tableaux, les recommence toujours, depuis qu’il est à Francfort il n’a pas achevé un seul tableau, Burnitz fait toujours des progrès lents mais sûrs, mais il ne vient pas non plus à bout, comme manière de peindre de lui-même cela rappelle toujours Corot, mais il n’en a pas la grandeur et surtout la grandeur de la forme et du traitement.

Ah Corot, comme je l’aimais toujours, mais je crois que maintenant je l’aimerai d’avantage et je le comprendrai bien mieux encore et je partagerai sans doute l’admiration que vous avez pour ses derniers œuvres à l’exposition.En 1861, Camille Corot expose au Salon une version de la Danse des nymphes, non localisé ; le Soleil levant, non localisé ; le Lac, non localisé ; Souvenir d’Italie, non identifié ; Le repos, non identifié ; Orphée ou Orphée ramenant Eurydice (1861, huile sur toile, 111,8 x 137,7 cm, Houston, Museum of Fine Arts).

Ce que vous dites de Courbet, c’est bien vrai je crois, il n’est plus celui d’autrefois ;Il est vraisemblable que dans sa lettre à Scholderer, Fantin évoque sa fréquentation de l’atelier de Gustave Courbet (1819-1877) et sa déception. En effet, début décembre 1861, sur l’impulsion de Castagnary, Courbet réunit un atelier d’artiste au rez-de-chaussée du 82 rue Notre-Dame-des-Champs, mais refuse d’y remplir la fonction de professeur. Fantin y participe dès sa création et réalise durant cette période Tête de vieillard, F.176 et Deux têtes sur une même toile, F.177 ainsi qu’une académie. Mais il est vite lassé de cette tentative d’atelier sans professeur et le quitte après l’avoir fréquenté durant un mois. L’atelier ferme définitivement en avril 1862. Müller l’a trouvé aussi, cependant, je trouve que c’est toujours encore une peinture superbe, je n’ai pas vu ses tableaux d’autrefois. Les tableaux de Millet malheureusement me sont inconnus, je n’ai vu qu’un à l’exposition que nous avons vue ensembleLes glaneuses (1857, huile sur toile, 83,5 x 111 cm, Paris, musée d’Orsay) que Millet a exposé au Salon de 1857, alors que Scholderer séjourne à Paris. et je n’y ai pas fait grand attention, j’ai vu des eaux fortes qui sont énormes.Millet réalise plusieurs séries d’eaux-fortes, les premières durant l’hiver 1855-1856. La première mention d’un ensemble de gravures prêtes pour la vente date du 4 juillet 1857. Une autre série de tirages est imprimée en 1862, puis en 1863. Ces gravures contribuent à la renommée de Millet. Ah, comme j’aurais voulu voir encore toutes ces choses magnifiques avec vous et Delacroix, quel artiste, quel peintre aussi lui, je le comprendrais mieux qu’autrefois.

Quant à moi, je crois que j’en fais des progrès et j’espère d’en faire encore, je fais dans le dernier temps des efforts, pour apprendre bien à dessiner, car j’ai senti avec frayeur comme je l’avais négligé et sens extrêmement le besoin de bien l’apprendre, mais j’ai fait déjà des progrès, aussi je sens déjà dans ma peinture l’avantage d’un bon dessin. J’ai toujours admiré le soin avec lequel vous avez fait votre contour, moi, jamais j’ai senti le besoin de le faire et que c’est une chose si nécessaire et indispensable pour la peinture, vous direz que c’est bien tard que je m’en aperçois et c’est vrai, c’est tard, mais j’espère que ce n’est pas trop tard. J’espère que si je continue d’étudier de cette manière, je serai bientôt en état de faire une assez bonne tête ; l’été passé à la campagne, je faisais des études de paysages, mais dont le résumé est je n’en ferai plus ou du moins très peu, je resterai toujours à faire des têtes, enfin des hommes, aussi des natures mortes, j’en ai fait très peu dans le dernier temps, ah, si je me rappelle Chardin, c’est toujours mon idéal de peinture, je trouve toujours qu’il est le plus grand peintre français, c’est énorme. Mon cher ami plus que j’écris, plus je sens le désir de parler avec vous, mais en même temps l’insuffisance de la lettre, comme je voudrais m’entretenir mutuellement avec vous, mais j’espère qu’un jour cela arrivera aussi. L’année passée, j’ai fait au moins dix fois mon propre portrait, je pourrais vous en envoyer des exemplaires,Trois de ces autoportraits ont été identifiés par Jutta Bagdahn, Selbstbildnis, B.27 ; Selbstbildnis mit Palette und Pinsel, B.28 ; Selbsbildnis im Atelier, B.29. il y a quelques semaines j’ai achevé un grand avec mains,Il doit être ici question de l’autoportrait de Scholderer, Selbstbildnis mit Palette und Pinsel B.28 qui s’inspire de celui de Fantin devant son chevalet : Autoportrait assis devant son chevalet, F.94. j’ai pensé à vous, j’aurais bien voulu vous l’envoyer, il m’a fait plaisir, surtout la main est bien réussie je crois ; je l’ai mis à côté de vos peintures et il n’a pas perdu, cependant c’est plus dur que votre peinture qui est comme la nature elle-même, ce n’est pas dans les miennes, c’est trop dur, mais j’espère, quand je connaîtrai encore plus la forme, je les ferai encore mieux et je me corrigerai de cette faute que j’ai toujours eue.

Depuis un an maintenant, je n’ai rien gagné, cependant j’ai ma famille qui me donne tout, j’espère qu’un jour cela changera, comme aussi tout le temps changera, seulement je crois que dans les premières années, je ne retournerai pas à Paris, mais il me ferait un grand plaisir, si un jour je pourrais vous voir ici à Francfort et je vous invite de voir chez moi et de partager tout ce que j’ai avec moi, vous trouverez chez [nous] tout ce qui est nécessaire pour vivre et vous pourrez rester à Francfort autant ce qu’il vous plaît.

J’entends et je fais toujours encore beaucoup de musique, on a bien plus de goût pour la musique à Francfort que pour les autres arts et on la soigne très bien. Richard Wagner vous a donc fait de l’impression,Richard Wagner (1813-1883). C’est dans les cercles musicaux où Scholderer l’introduit en 1857-1858 que Fantin entend probablement pour la première fois la musique de Richard Wagner. Par ailleurs, on sait que Fantin assiste à l’un des trois concerts de Wagner donnés au théâtre des Italiens, les 25 janvier, 1er et 8 février 1860. Ces concerts proposaient une sélection de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Iseult et du Vaisseau fantôme. Fantin n’a en revanche pas pu assister à la représentation de Tannhäuser donnée à l’Opéra au printemps 1861, la quatrième soirée pour laquelle il possédait des billets ayant été annulée par Wagner à la suite des critiques auxquelles il avait dû faire face. Puis c’est le premier Festival de Bayreuth en 1876 où Fantin a la chance de participer. Après Bayreuth, Fantin réalisera un grand nombre de lithographies inspirées par la musique wagnérienne. Il illustrera également le livre de Jullien sur Wagner en 1886. L’admiration de Fantin pour Wagner ne faiblira jamais, même dans les périodes difficiles d’impopularité du compositeur. Scholderer ne semble pas animé par la même passion pour Wagner et lui préfère des compositeurs plus classiques. à moi aussi beaucoup, je l’aime beaucoup aussi, cependant il y a d’autres que je préfère, par exemple Schubert et surtout Schumann,Robert Schumann (1810-1856). Fantin découvre la musique de Schumann, alors inconnue en France, grâce à Scholderer qui, dès son premier séjour parisien de 1857-1858, le conduit dans des cercles musicaux allemands. Fantin projette en 1873 de peindre un grand tableau en hommage à Schumann mais il abandonne le projet. Il exécute plusieurs lithographies qui prennent leur inspiration dans des lieder de Schumann. avez-vous entendu des symphonies de ces deux ou des quatuors, c’est tout ce qu’il y a de plus beau pour moi, ce sont ces deux qui m’intéressent le plus des musiciens modernes.

Je veux terminer ma lettre vous aurez assez de peine à la déchiffrer et d’en trouver un sens, mais vous m’excuserez.

Mon cher ami, je vous dis adieu, pardonnez-moi et écrivez de temps en temps, je le ferai aussi, je vous le promets. Je vous d[is] encore une fois courage ! Notre temps va venir.

Votre ami Otto Scholderer

Saluez bien Legros, Ottin et Solon si ces deux derniers vous voyez encore, enfin tous ceux qui se rappellent de moi. Quel dommage que Legros n’est pas devenu ce que son grand talent a promis !Au Salon de 1861, Legros connaît un certain succès avec l’Ex-voto (1860, huile sur toile, 174 x 197 cm, Dijon, musée des Beaux-Arts), mais voyant que ses difficultés financières perdurent, Whistler va l’encourager à partir en Angleterre en 1863. En 1880, il prend la nationalité anglaise et finit sa vie outre-Manche.

N.B. Pourriez-vous nous informer peut-être quelle valeur ont les tableaux de Desportes.Alexandre-François Desportes (1661-1743), peintre français spécialiste de portraits, scènes animalières et natures mortes. Un Monsieur ici en possède un véritable (pour nous naturellement une croûte), il m’a chargé de m’informer quelle valeur ils ont ou s’ils ont une valeur à Paris, il y aura peut-être un marchand de tableaux que vous connaissez qui vous donnera des renseignements là-dessus, le tableau représente une nature morte des canards pendus, un lièvre, des oiseaux avec paysage d’environ neuf pieds de hauteur. Le tableau est long de hauteur. Le père de ce monsieur l’a acheté autrefois à Paris.