Perspectivia
Lettre1865_01
Date1865-01-04
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesRembrandt
Giorgione
Müller, Victor
Burnitz, Karl Peter
Scholderer, Ida
Scholderer, Emil
Heilbuth, Ferdinand
Legros, Alphonse
Lieux mentionnésLondres
Berlin
Paris
Francfort-sur-le-Main
Vienne
Cassel (Hesse)
Cassel, Gemäldegalerie Alte Meister
Œuvres mentionnéesS Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)
S Stilleben mit totem Reh (nature morte au chevreuil)
S Kopie nach Giorgion/Tizian, Fête Champêtre (copie d'après Giorgione/Titien, Fête champêtre)
S Gemüseverkäuferin - Marché aux légumes/ Gemüsemarkt (marchande de légume)

Francfort [sur le Main]

4 janvier 1865

Mon cher Fantin

Vous allez être bien étonné de recevoir une lettre de moi après six mois de silenceLa lettre à laquelle Scholderer fait ici référence n’est pas conservée. et ce n’aurait pas été aujourd’hui aussi probablement que je vous aurais écrit si ce n’était pas pour vous demander quelque chose. Vous voyez je vous fais mes confessions très simplement. D’abord pour n’être pas injuste envers moi-même, je peux vous dire que votre dernière lettre m’a fait le plus grand plaisir ; je viens de la relire tout à l’heure pour trouver un peu le bout où je pourrais attacher la mienne, et ce n’est pas difficile, c’est enfin toujours l’art.

J’ai lu votre lettre je peux dire avec le cœur battant, j’ai éprouvé avec vous tout ce [que] vous avez écrit, je suis heureux que nos opinions sur l’art sont toujours les mêmes, je crois nous avons fait tous les deux le même chemin et je trouve aussi que c’est naturel puisque depuis nous nous connaissons, nous avons eu à peu près la même idée de la peinture et de l’art en général, je n’ai plus trouvé cela, dans aucun de mes amis.

La description de votre tableau,Otto Scholderer fait ici référence à l’œuvre de Fantin, Hommage à Delacroix, F.227. votre succès, vos amis, tout cela m’a hautement intéressé, si j’avais eu des ailes (c’est à dire de l’argent), je serais venu tout de suite à Paris pour vous voir et voir votre tableau, mais enfin j’espère que cela se fera tout de même.

Vous dites dans votre lettre que notre temps allait venir et moi aussi je suis persuadé qu’il viendra, malheureusement il faut avoir bien de la patience, mais aussi je suis sûr qu’un jour cela viendra tout d’un coup. Mais le temps n’est pas encore venu, je crois cela suivra à des événements dans le monde politique, enfin je ne sais pas quand cela va venir.

Je trouve que notre temps est extrêmement loin de comprendre l’art, était-ce toujours comme cela, je ne le crois pas et pourtant partout se trouvent des artistes sérieux qui consacrent leur vie à l’art, n’est ce pas vrai ? Je crois que dans aucune époque le véritable artiste avait une si mauvaise position que dans le nôtre. Ici à Francfort, il n’y a personne qui ait l’idée de la peinture, je peux dire personne, le goût est le même que dans toute l’Allemagne, presque encore pire, car à Berlin et à Vienne, il y a toujours des gens qui ont vu quelque chose et qui montrent dans leurs travaux qu’ils ont une toute petite idée de la peinture de notre temps, aussi à Francfort cela n’intéresse pas les gens, enfin c’est comme dans toutes les autres petites villes, quelques vieux amateurs qui aiment les choses achevées et les croûtes mais qui n’en achètent pas même.

Dernièrement un tableau de Rembrandt a fait grand bruit ici, il est probable que vous l’ayez vu à Paris, c’est de la Bible, l’histoire de l’ouvrier et de la vigne ;Rembrandt (école de), Parabole de l’ouvrier et de la vigne, 1656, huile sur toile, 147 x 131,5 cm, Francfort-sur-le-Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. L’œuvre est achetée 33000 francs par le Frankfurter Kunstverein à la vente de la collection du Dr. Munniks van Cleef par Pillet à l’hôtel Drouot à Paris qui se tient les 4 et 5 mai 1864. il vient se plaindre chez le seigneur de la vigne à c[au]se de son petit salaire, je ne veux pas faire la description puisque vous devez le connaître. La galerie a acheté ce tableau. Mais je ne suis pas grand admirateur de ce tableau et j’ai même cru au commencement que ce n’était pas un Rembrandt, mais je crois maintenant qu’il l’est en fait, mais il est sûr que ce n’est pas un de ses meilleurs tableaux, il ne m’a pas fait une grande impression. Vous ai-je écrit que j’ai été à Cassel où se trouve une galerie exquise, entre autre tableaux 32 de Rembrandt, je vous dis des choses énormes, un paysage qui est le non plus ultra de la peinture, on peut y faire l’entière connaissance de ce peintre et cette galerie qui se compose à peu près de 1000 tableaux, n’est presque pas connue en Allemagne, puisque l’entrée coûte 4 francs, n’est-ce pas, c’est joli cela ?La galerie de peintures de Cassel regroupe douze œuvres de Rembrandt, six de son atelier, trois de son entourage et une copie acquises par les landgraves de Hesse-Cassel durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. A l’époque où Scholderer visite la galerie, ces vingt-deux œuvres (et non trente-deux) sont données à Rembrandt. Deux paysages font partie de la collection : Paysage fluvial avec moulin (huile sur bois, 67 x 87,5 cm) et Paysage hivernal (huile sur bois, 16,6 x 23,4 cm), Cassel, Gemäldegalerie.

Vous savez que j’ai eu l’intention d’aller à Londres, je ne suis pas allé, tout ce que j’ai entendu de l’Angleterre et des Anglais ne m’a pas encouragé d’y aller, aussi je n’ai plus rien entendu de mon tableau que j’y ai envoyé,En 1863, Scholderer envoie Stilleben mit totem Reh, B.34 à la Royal Academy qui le lui refuse. ce n’a pas été exposé, c’est tout ce que j’en sais et il est très probable que je ne le reverrai plus du tout, cela est bien fâcheux à cause du cadre, c’était un tableau plus grand que le Giorgion que j’ai copié à Paris.Copie d’après une Fête champêtre de Giorgione, B.16. Lors de son séjour à Paris, Scholderer réalise au musée du Louvre une copie de l’œuvre de Titien, Fête champêtre, vers 1510-1511, huile sur toile, 105 x 136,5 cm, Paris, musée du Louvre, alors donnée à Giorgione. Maintenant j’ai commencé un tableau à peu près de la double grandeur du Giorgion, un homme qui est occupé de trancher un chevreuil accroché à un poudre dans une grange, le sujet est extrêmement joli, j’ai concentré la lumière sur la tête de l’homme et une des jambes du chevreuil, le reste se perd dans le clair-obscur.Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. Malheureusement je l’ai fait un peu trop foncé, mais j’espère tout de même en faire un joli tableau, le chevreuil est achevé ; j’y ai travaillé trois semaines dans un froid terrible, puisque à cause de l’animal, je ne pouvais pas faire du feu dans l’atelier. Un autre tableau que j’ai achevé est une marchande de légumes, dans la même grandeur que le précédent, c’est à dire le tableau est une nature morte avec une fille dans l’ombre ;Scholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. tout le tableau est vert et noir, il n’y a presque pas d’autres couleurs, j’en suis assez content mais pas encore tout à fait, j’ai fait cependant bien des progrès en le peignant, c’est la chose principale. J’ai l’intention d’envoyer ces deux tableaux à l’exposition à Paris.

Müller veut aussi envoyer un grand tableau, le sujet est l’histoire grecque de Léandre et Hero,Müller, Hero und Leander (Hero et Léandre), L.43, achevé avant 1863, huile sur toile, 158 x 300 cm, Francfort-sur-le-Main, coll. part., mise en dépôt à la Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. c’est un superbe tableau, bien plus fort que le précédent, d’une grande impression et terriblement bien peint, c’est dans un ton moins chaud que l’autre plus frais plus sobre, enfin je crois que cela vous plaira. Je crois qu’en notre temps il n’y a pas beaucoup d’artistes qui font mieux que lui, ses peintures sont si bien pensées et calculées d’avance, il a beaucoup d’esprit et un repos dont je suis envieux.

Il a fait un petit tableau Adonis tué dans les bois au clair de la lune,Müller, Die Klage der Venus um Adonis (Vénus pleurant Adonis), L.50, 1864, huile sur toile, 125,4 x 90,7 cm, Francfort-sur-le-Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. c’est son meilleur tableau, peut-être il l’enverra aussi à votre exposition.

Moi, je suis arrivé maintenant, à un point où je peux dire que la chose ne m’échappera plus et que je serai bientôt arrivé à faire quelque chose de bien, mais aussi j’ai fait d’énormes efforts je peux le dire, j’ai bien combattu, quelquefois il me semblait que je n’arriverai jamais ; mais est-ce drôle comme cela dure longtemps jusqu’à ce qu’on sait prendre son chemin ?

Je regretterai toujours d’avoir été séparé pendant ces années de vous. Mon cher Fantin, mais je ne pouvais pas faire autrement, ici je ne gagne rien du tout, depuis des années je vis de ce que ma mère me donne, ce n’est pas une vie agréable ; aussi, j’ai l’intention de changer cela le plus tôt possible, je voudrais bien venir à Paris si je savais un moyen d’y gagner ma vie, je suis arrivé à faire bien des choses pour ne plus rester à Francfort et si je n’avais pas eu Müller, j’eusse quitté mon pays depuis longtemps, ne savez-vous pas me donner un conseil là-dessus !

Réfléchissez un peu, ce serait joli si nous pouvions vivre ensemble !

Müller ne veut plus quitter Francfort, il va se marier j’espère bien cette année ;Victor Müller s’est fiancé en 1861 avec Ida, la jeune sœur de Scholderer. il veut aussi que je ne dois pas le quitter, puisqu’il dit qu’à trois (lui, Burnitz et moi), nous pourrions mieux soutenir notre opinion dans l’art, mais cela ne va pas, il faut que je change mon domicile et que je commence à chercher de gagner ma vie et je crois que dans une grande ville, je pourrais faire mieux cela qu’à Francfort où je suis gêné partout quand il s’agit de gagner de l’argent, vraiment je vous dis, j’entreprendrai toute chose, pourvu qu’il me restât un peu de temps pour faire de la peinture, je l’espère bien, mais pour cela il faut avoir du temps, cela ne se fait pas tout d’un coup. Je ne sais pas si je vous ai écrit que mon frère veut aussi se marier, cela a emmené des choses dans ma famille qui me laissent souhaiter aussi de quitter Francfort, enfin ce sont des choses qui se disent mieux qu’elles s’écrivent, j’espère bien de pouvoir vous raconter tout cela et encore plus, je chercherai d’abord en tout cas de venir à l’exposition à Paris.

J’arrive enfin au but de ma lettre, c’est cela : nous n’avons pas de commissionnaire à qui adresser nos tableaux pour l’exposition qui le gardera chez lui et l’enverra au terme à l’exposition. Vous seriez bien bon si vous vouliez me donner l’adresse d’un commissionnaire et d’un sur lequel on peut compter et qui ne soit pas si cher. Puis je vous prie de m’écrire le jour où on doit envoyer les tableaux et finalement si vous avez de l’influence quant à la place des tableaux à l’exposition, je vous prie de vous occuper un peu des nôtres, mais je crois bien que cela sera une chose difficile pour vous puisque chacun des exposants ont la même chose, mais enfin je suis persuadé que vous ferez tout ce que vous pouvez. Müller veut aussi écrire à un ancien ami Heilbut,Ferdinand Heilbuth (1826-1889), peintre allemand. Il fait ses études à Anvers, Munich, Düsseldorf et Paris où il décide de s’établir. Il prend la nationalité française en 1876. Il est réputé pour ses scènes de genre. vous le connaissez sans doute, il est peintre de croûtes, mais je crois qu’il a de l’influence.

Finalement je suis bien curieux si vous pouvez déchiffrer mon écriture et mon style qui est terrible, mais je n’ai pas réfléchi en écrivant cela augmente seulement le mal. Je vous prie de me répondre bientôt mon cher Fantin et de bien me raconter tout ce que vous avez fait et comme vous avez vécu tout ce temps, enfin tout ce que vous savez ce que m’intéresse. Je vous dis adieu saluez Le Gros et ceux qui se rappellent de moi.

Votre ami

Otto Scholderer