Perspectivia
Lettre1867_03
Date1867-12-12
Lieu de créationDüsseldorf Adlerstrasse 22
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDaubigny, Charles-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Courbet, Gustave
Rousseau, Théodore
Knaus, Ludwig
Gérôme, Jean-Léon
Röth, Philipp
Thoma, Hans
Burnitz, Karl Peter
Balleroy, Albert de
Ritter, Francine
Ritter, Monsieur
Troyon, Constant
Lieux mentionnésZons-sur-le-Rhin
Berlin
Karlsruhe
Munich
Düsseldorf
Vienne
Paris, Exposition Universelle, 1867
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Küchenstilleben mit Rehbock und junger Frau, die eine Ente rupft (nature morte de cuisine avec un chevreuil et une jeune femme plumant un canard)
S Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)
S Stilleben mit totem Auerhahn (nature morte avec un coq de bruyère mort)
S Küchenstilleben mit junger Frau (nature morte de cuisine avec une jeune femme)
F Esquisse pour le portrait de la famille Fitz-James
S Stilleben mit Schnepfen und einem Hasen (nature morte avec bécasse et lièvre)

Düsseldorf Adlerstrasse 22

12 déc[embre] [18]67

Mon cher Fantin,

Dans votre dernière lettre du mois d’août, vous avez espéré me voir à Paris et moi-même j’espérais vous voir, j’avais l’intention d’aller à Paris et je conservais l’espoir jusqu’à la fin du mois d’octobre, mais malheureusement, cela n’a pas pu se faire, je n’avais pas d’argent et emprunter de l’argent pour faire un voyage, c’est ce que je ne peux pas, cela m’est impossible. D’abord, il faut que je vous remercie de votre bonne lettre ; j’espère que maintenant vous serez plus consolé de la perte que vous et votre famille ont souffert ; vous dites vrai : il faut que l’art nous console de toutes les souffrances que la vie nous cause, moi je l’ai bien senti aussi et quand on a senti cela une seule fois, on l’aime encore davantage. Vous m’avez fait une description intéressante de l’exposition,Exposition universelle de 1867 qui s’est tenue à Paris. je regretterai bien souvent de ne pas y avoir été.

Ici on entend des choses drôles de l’exposition, surtout sur l’art français, tout le monde trouve que les Allemands sont bien plus avancés, que DaubignyDaubigny expose une œuvre à l’Exposition universelle de 1867. et Corot font des cochonneries, RousseauThéodore Rousseau (1812-1867), peintre de l’école de Barbizon dont Fantin et Scholderer admirent le talent. pas grand talent etc. que KnausLudwig Knaus (1829-1910), peintre allemand. Il se forme à Düsseldorf dans l’atelier de Karl Ferdinand Sohn et Wilhelm von Schadow, puis il s’installe à Paris de 1852 à 1861 où ses scènes de genre recontrent un important succès, sa réputation devient rapidement européenne. De retour en Allemagne, il réside à Berlin, à Düsseldorf, puis à nouveau à Berlin où il est nommé professeur à l’Académie. les valait bien tous ensemble et que seulement Gérôme était un grand artiste.Jean Léon Gérôme (1824-1904), peintre français. Vous comprenez, c’est la masse qui parle ainsi, il y a un petit nombre ici et un grand nombre dans l’Allemagne en général qui ont apporté une grande impression de l’art français et je crois, on peut espérer chez nous un très grand progrès pour les années prochaines dans l’art, surtout parce qu’aussi le nombre de ceux qui pensent comme nous croît lentement, mais un jour, nous triompherons c’est ma conviction. C’est surtout ici que les peintres sont bornés plus qu’en tout autre ville allemande, à Berlin c’est mieux, surtout à Munich, à Vienne, à Karlsruhe où l’opposition contre l’académie commence à prendre la façon d’une véritable guerre. Heureusement, j’ai été consolé et encouragé ici par deux jeunes gens qui veulent la même chose que moi et dont l’un surtout a un talent énorme, je peux dire que c’est un génie, un homme magnifique, cela vous ferait plaisir de voir ses choses, je vous dis énorme, il fait tout, mais surtout paysage, l’autre me rappelle Courbet, il fait des choses sans choix apparent, des fiacres, calèches avec chevaux, c’est terriblement simple, mais c’est frappant ; peut-être je les destinerai tous deux à envoyer quelque chose au Salon prochain et je crois que vous les jugerez comme moi ; je vous dis vraiment, cela fait du bien d’avoir deux hommesScholderer doit faire référence ici au peintre de paysage originaire de Darmstadt Philipp Röth et à Hans Thoma, peintre et graveur allemand qu’il rencontre lors de ce séjour à Düsseldorf. ici à qui on peut s’attacher, sans cela je ne pourrais pas rester ici, c’est un endroit terrible !

J’ai été quelques semaines à la campagneDe mi-septembre à fin octobre, Scholderer est allé à Zons-sur-le-Rhin, où il a réalisé des études de paysage et de bétail. et j’y ai fait quelques paysages, pas mal je crois, un peu dans la voix de Burnitz, mais pourtant assez original, j’avais l’intention d’y faire aussi des vaches, mais le temps était trop court et trop mauvais, mais j’espère pouvoir aller le printemps à la campagne pour faire cela. Maintenant je travaille à un tableau, une cuisinière qui éplume (ou épluche) un canard, à côté un chevreuil tuéScholderer, Küchenstilleben mit Rehbock und junger Frau, die eine Ente rupft, B.68. et autres natures mortes, je crois ce sera mon meilleur tableau, je commence à être content de ma peinture et pourtant je crois que je fais toujours des progrès, enfin je crois être encore artiste et pas le moins important. Je ne vends rien du tout, pas un seul tableau depuis que je suis ici, je vis de quelques commandes qu’un de mes amis m’a fait, c’est triste, mais il ne faut pas perdre le courage, surtout quand on n’a pas encore besoin de souffrir de la faim, mais il faut avoir beaucoup de patience !

Il m’a fait grand plaisir d’entendre que vous avez eu cette belle commande de faire le portrait de cette vieille dame avec ses petits enfants,Par l’entremise du peintre français Albert de Balleroy (1828-1873), Fantin reçoit en 1867 la commande du portrait de la duchesse douairière de Fitz-James entourée de ses quinze petits-enfants. Fantin n’achèvera finalement jamais ce projet, seule une esquisse est conservée. Esquisse pour le portrait de la famille Fitz-James, F.p. 294, album III, p. 55. c’est une idée ravissante, cela doit être charmant à faire ; écrivez-moi comment vous l’avez fait, cela fera de l’effet au salon, rien que le sujet déjà. Excusez mon style terrible mon cher Fantin, il n’y a rien que la bonne volonté, j’ai oublié mon français, cela me gêne, je crois parfois que vous ne comprendrez pas ce que je sens, aussi il faut que je renonce aux choses principales que je voudrais exprimer.

S’il est possible j’enverrai le tableau que je peins maintenant au Salon, j’avais envie d’abord d’y envoyer le chasseur avec le chevreuil tué,Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. mais c’est si sombre qu’on ne le verra pas et les frais du transport seront trop grands, ce qu’il faut pourtant éviter quand on est sûr de ne pas vendre ; peut-être j’enverrai encore un grande nature morte, je viens de peindre un coq – (en allemand Auerhahn),Vraisemblablement Stilleben mit totem Auerhahn, B.63 ou Küchenstilleben mit junger Frau, B.69, 1868. oiseau noir aux ailes blanches et je veux y joindre encore un chevreuil, le coq c’est la meilleure peinture que j’ai faite, et si le chevreuil sera aussi bon je l’enverrai au Salon.

21 Février voilà bien du temps que j’ai commencé cette lettre mon cher ami, je ne l’ai pas terminée et envoyée parce que je croyais que cela ne valait pas la peine, je ne suis presque plus capable de m’exprimer en français, cela me fait bien de la peine, je vous assure je sens qu’il y a déjà trop longtemps que nous sommes séparés, qu’il y a trop de choses qui à la fin ne se disent pas dans des lettres, si au moins je pouvais vous envoyer quelques peintures, cela réunirait nos idées, mais aussi cette année je n’ai rien pour le Salon, car si j’envoie quelque chose cela doit être un grand tableau qu’on voit bien et je n’en ai pas, mais pour l’année prochaine j’espère bien d’en avoir. J’ai fait à l’aide du jeune homme de génieIl est ici question de Hans Thoma. dont je vous ai parlé des progrès et je crois que vous allez être plus content de ma peinture maintenant. Je me rappelle bien votre avis sur mes tableaux à ce Salon, il y a quelques années.Voir lettre 1865_12, dans laquelle Scholderer fait référence aux critiques que lui avait faites Fantin. Vous avez dit que l’échelle de mes tons était trop grande, depuis la lumière jusqu’aux ombres il y avait trop d’espace, maintenant j’ai évité cela, aussi la couleur de mes objets est devenue plus simple et plus fin et avec cela je peins bien plus vite, je ne retouche pas continuellement ma peinture, défaut que vous m’avez indiqué aussi. Eh bien, on fait toujours des progrès et j’en suis bien content et j’en ai fait de très grands dans le dernier temps.

Le tableau de la cuisinière est achevé maintenant, ce n’est pas encore tout à fait ce que je veux, mais il y a de bonnes choses, j’en suis assez content, le chevreuil et en général les natures mortes y sont bien réussies.Scholderer, Küchenstilleben mit Rehbock und junger Frau, die eine Ente rupft, B.68. Aussi j’ai fait encore un lièvreIl s’agit très vraisemblablement de Stilleben mit Schnepfen und einem Hasen, B.67. qui est très bien réussi et je crois qu’il sera difficile de faire mieux, enfin je serai bientôt arrivé au point où je peux dire, je peux faire quelque chose avec ma peinture, l’été je ferai de grands tableaux d’après nature, tout ce qui se présente ; mais principalement des paysages avec des vaches, pas dans le genre de Troyon,Constant Troyon (1810-1965), peintre français. Peintre de paysage, il se lie au groupe d’artistes de Barbizon au début des années 1840, il est particulièrement connu pour ses sujets animaliers qu’il privilégie à partir des années 1850. j’espère faire comme moi-même, plutôt portrait de la nature, c’est mon affaire, je renoncerai un peu aux natures mortes, quoique j’ai bien envie d’en faire toujours, mais on ne peut pas vivre avec cela et malheureusement il faut aussi que je pense maintenant à cela. Maintenant je veux terminer ma lettre et l’expédier enfin. Je vous prie bien de m’écrire bientôt et de ne pas vous venger de mon silence, c’était seulement la tristesse qui m’a obligé de le faire plutôt. Si vous voyez Madame et Monsieur Ritter, dites-lui bien des choses de ma part, mais je crois qu’ils ne penseront plus à moi dont je suis uniquement la cause, je sais bien.

Maintenant adieu mon cher ami et encore une fois : écrivez bientôt un mot

Votre ami O. Scholderer