Perspectivia
Lettre1872_01
Date1872-01-24
Lieu de création1. Auckland Road New Wandsworth London
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEdwards, Edwin
Edwards, Ruth
Millais
Courbet, Gustave
Manet, Edouard
Burnitz, Karl Peter
Thoma, Hans
Müller, Victor
Scholderer, Ida
Durand-Ruel, Paul
Cazin, Jean-Charles
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris
Munich
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon des refusés
Paris, Salon de la Société des artistes français
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Sunbury-on-Thames
Œuvres mentionnéesF Un coin de table
S Szene an der Eisenbahn, zwei Damen und ein Kind mit Hund (Scène sur la voie ferrée, deux dames et un enfant avec un chien)

1. Auckland Road New Wandsworth London

24 Janv.[ier] 1872

Mon cher Fantin,

Il est bien longtemps que j’ai reçu votre lettre, j’espère que vous ayez commencé votre tableauFantin, Un coin de table, F.577. qui me plaît beaucoup et si j’avais eu à faire des remarques j’aurais écrit plus tôt. La composition est à ce qu’il me paraît très bien, cette régularité remplie avec des détails irréguliers me semble bien jolie à faire. Ces personnes au fond aussi sont jolies. Je crois que vous aurez du plaisir à faire ce tableau et pas trop de difficultés, aussi j’aime beaucoup le serré dans le tableau, beaucoup de choses sur une toile comparativement petite. La nature morte ferait très bien et on peut y mettre beaucoup d’accent. J’espère voir le tableau quand il sera fini ou plutôt je désirerais le voir, car je ne sais pas si je viendrai à Paris, peut-être. Je pense comme vous, je ferais volontiers aussi une longue toile couverte avec des portraits l’un à côté de l’autre, j’espère de faire encore quelque chose dans ce genre.

Je suis au point de commencer un tableau pour la Royal Academy. Deux dames et un enfant attendant le train, sur le perron du chemin de fer, en costume très moderne, les deux s’entretenant, debout et l’enfant assis jouant avec un chien.Cette scène de genre, présentée mais refusée à la Royal Academy, a disparu ; elle s’intitulait Szene an der Eisenbahn, zwei Damen und ein Kind mit Hund, B.110a. Il est possible d’avoir une idée de sa composition, grâce à un dessin préparatoire qui est conservé à la Graphische Sammlung im Städelschen Kunstinstitut de Francfort-sur-le Main, Inv. n° 16629. Les figures seront un peu plus grandes que demi nature, j’aimerais mieux la grandeur naturelle, mais il faut que je pense à la vente et cette grandeur est jolie aussi. Je vous en enverrai une esquisse, je crois que ce sera un tableau bien simple et en même temps joli d’aspect, l’une aura une robe en soie japonaise d’un gris vert clair et très fin, mêlé avec des garnitures de la même couleur, un peu plus jaune vert et foncée, l’autre un corsage de velours noir avec des dentelles et la robe en soie noire. La figure claire au milieu, l’enfant sur le banc ombré de celle-ci. J’en ai fait une esquisse dont je suis assez satisfait, je ferai peu de paysages, plutôt des petites baraques comme on les voit ici aux chemin de fer au lieu de maisons. J’ai abandonné l’idée avec la prisonnière,Voir lettre 1871_05. je n’ai pas assez de temps pour cela qui devrait être un tableau très achevé. Je crois que j’ai fait beaucoup de progrès dans le dernier temps, je le sens, la peinture va bien plus facile qu’autrefois je calcule moins, je fais de suite, je crois que les dessins m’ont appris cela quoique c’est très peu important ce que j’ai fait comme dessins sur bois, mais les études et les efforts pour cela m’ont fait grand bien. Je ne suis plus nieur de l’ombre ce qui m’a rendu la peinture si difficile, je deviens toujours plus clair, je suis moins fort dans les couleurs mais j’appuie plus sur les ombres et je crois arriver bientôt à une époque très heureuse pour ma peinture.

Edwards a vendu pour moi aujourd’hui un tableau pour 30 livres, lui et sa femme sont très bons pour nous, on voit que cela leur fait plaisir de vous être utile. Je ne sais pas si je vous ai écrit que j’ai vendu à un ami un autre tableau, il y a quelque temps pour 60 £ et vous voyez que je suis très riche en ce moment, avec cela je gagne quelqu’argent avec mes dessins, de sorte que je n’étais jamais dans une meilleure position qu’aujourd’hui. Les ressources, si on a quelques connaissances sont grandes à Londres, seulement je voudrais avoir plus d’arts qui m’intéressent.

J’ai vu Millais ces jours-ci et sa peinture est comme je l’ai dit déjà, cela me paraît très fort, mais c’est difficile à donner une idée de cela du reste vous connaissez quelques de ses tableaux. J’y ai vu deux paysages magnifiques surtout l’un,Scholderer a fait au centre de cette page un croquis de cette œuvre de Millais, Flowing to the Sea, 1871, huile sur toile, 200 x 150 cm, Southampton, City art Gallery. le bord d’une rivière, un soldat rouge au premier plan qui parle avec une fille qui est assise au mur d’une maison, rien qu’une masse claire, la rivière bleue, le terrain du devant vert, le ciel plein de soleil comme tout le tableau, avec cela de magnifiques poules, tout cela est plein de lumière. L’autreL’œuvre qu’évoque ici Scholderer doit vraisemblablement être Flowing to the River, 1872, huile sur toile, 142,5 x 188 cm, Angleterre, coll. part. Millais peint cette œuvre au même moment que Flowing to the Sea. On y reconnaît le moulin et la figure blanche dont parle Scholderer, mais il s’agit d’un pêcheur et non d’un meunier. est un moulin, dans une petite île avec des buissons se reflétant dans l’eau, un meunier blanc comme staffageScholderer utilise ici un mot que partagent les langues anglaise et allemande. « Staffage » fait référence aux petites figures humaines ou animales insérées dans les paysages et qui confèrent un caractère anecdotique aux compositions. qui fait très bien. J’ai vu quelques portraits très singuliers, mais très jolis. C’est encore un homme tout à fait dans le genre de Courbet et Manet, mais anglais ; il paraît bon et gai, très vif, il est extrêmement fort et joli, blond, peu de cheveux frisés, il m’a rappelé Manet seulement bien plus fort que celui-ci. Il est très innocent comme peintre et je suis sûr qu’il fait tout par instinct. Un autre tableau,John-Everett Millais est très réputé pour ses portraits mondains, il est ici question du triple portrait des sœurs Elizabeth, Diana et Mary Beatrice Armstrong, Hearts are Trumps, 1872, huile sur toile, H.1,657, L.2,197, Londres, Tate Britain. trois jeunes filles à une table, des sœurs, très jolies, grandeur naturelle, il les fait poser toujours ensemble, le tableau n’était que commencé. Il fait beaucoup à la fois et paraît travailler beaucoup et vite. Je lui ai fait des compliments, ce qui lui a fait plaisir. Cette nature me paraît plus forte que les autres, cette peinture est très simple, très franche et innocente, les jeunes gens ici sont aussi comme partout déjà trop habiles cependant il y a beaucoup de talent parmi eux ; Edwards m’a présenté à quelques-uns, surtout ceux qui dessinent pour le Graphic.La revue The Graphic est publiée à Londres à partir de 1869 et concurrence The Illustrated London News. Son fondateur, le réformateur libéral William Luson Thomas, espère pouvoir lever un mouvement d’opposition contre la société victorienne grâce à la diffusion d’illustrations. En 1932, The Graphic est absorbé par The Sphere.

Edwards copie un de ses tableaux, il vous en aura écrit sans doute, je ne sais pas comme cela sera, il me paraît trop difficile de copier un tableau qui est fait tout à fait d’après nature et qui est très joli. Je crois qu’Edwards a fait mieux autrefois, quand il a été à Sunbury,Les Edwards possédaient une maison de campagne à Sunbury-on-Thames, Fantin y avait séjourné lors de son second voyage en Angleterre en 1861. il est hors de la nature dans la ville et a trop de distractions, peut-être je l’entraînerai cet été à faire des tableaux plus d’après nature, sa dernière peinture ne me plaît pas du tout, cependant il a fait quelques très jolies eaux-fortes, maintenant je les ai vues presque toutes, il en a de magnifiques et il m’en a donné de très jolies.Legros a initié Edwards à l’eau-forte lors d’un séjour à Sunbury-on-Thames vers 1860. Conquis par cette technique, Edwards vient imprimer à Paris en 1861 sa plaque Les marronniers de Burgate qui est acceptée au Salon de 1861. C’est lors de ce séjour parisien qu’il rencontre Bracquemond et Fantin, alors membres de la Société des aquafortistes. Voir Edmond Duranty, « Edwin Edwards peintre et aquafortiste », dans Gazette des Beaux-Arts, Courrier européen de l’art et de la curiosité, novembre 1879, p. 438-442.

Vous aurez sans doute appris d’Edwards que Müller est mort.Victor Müller est mort le 21 décembre 1871. Cela m’a rendu bien triste. Ma pauvre sœurIda Scholderer. est revenue à Francfort avec son enfant, je la plains beaucoup, elle était si bien avec Müller. Il a eu beaucoup de succès avec ses tableaux justement dans le dernier temps, et ma sœur plaint qu’il n’a pas survit son succès complet qui serait probablement venu. Mais il n’y a rien à changer à cela, c’est triste. J’ai passé un joli temps avec lui et Burnitz, mais cela me semble si éloigné maintenant. Sa mort était terrible, il le savait et plaignait ma sœur et lui-même, il est mort pendant quatre jours on peut dire, et ne pouvait pas manger pendant huit jours, et l’estomac était cependant sain, c’est terrible, il avait une faim continuelle et la respiration lui a manqué. Mais c’est inutile de vous décrire cela. Ma sœur ne trouve pas encore de consolation et c’est très difficile aussi de lui en donner, elle a un caractère très fort et ces personnes souffrent alors plus que celles qui sont plus molles. J’espère avoir des dessins et esquisses de Müller, il a laissé aussi quelques très jolis tableaux commencé de grandes toiles. Sa mort a fait une vive impression sur les artistes à Munich, on l’avait beaucoup estimé et surtout les jeunes l’avaient très apprécié. Thoma aussi est très malheureux, il s’était attaché beaucoup à Müller et j’ai toujours cru aussi que ces deux devaient aller très bien ensemble.

Vous savez que CazinJean-Charles Cazin (1841- 1901), peintre français. Élève de Lecoq de Boisbaudran dans les années 1860, ami de jeunesse de Manet, il participe au Salon des refusés en 1863. Cazin figure dans le Toast !, œuvre de Fantin détruite après le Salon de 1865. Il devient professeur à l’École spéciale d’architecture en 1866, puis est nommé directeur de l’école de dessin et conservateur du musée de Tours en 1868. En 1868 il épouse Marie Guillet, peintre comme lui. Il quitte la France au moment de la Commune et rejoint Londres où il reprend la chaire de dessin au musée Kensington (1871-1874) rebaptisé en 1899 Victoria and Albert Museum. A Londres, Cazin s’intéresse à la production de céramique. Il quitte ensuite Londres pour passer tout l’hiver 1874-1875 en Italie à voyager et à étudier la peinture. Lorsqu’il revient en France en 1875, il crée une fabrique de grès émaillés de fleurs avec sa femme Marie et son fils Jean-Michel. Il expose au Salon à partir de 1876 (Le chantier) jusqu’en 1883. Il obtient une médaille de première classe en 1880 et la Légion d’honneur en 1883. Il participe à la création du Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1890, Salon dissident du Salon des artistes français. est depuis quelque temps ici, je ne me le rappelle presque pas, est-il un de ceux que j’ai connus autrefois à Paris ? Il m’a plu, cependant sa position me paraît un peu mystérieuse, en savez-vous quelque chose ? La peinture aussi m’a plu. Il s’est installé très bien ici. Edwards m’a raconté que Manet a vendu ses tableaux à Durand-Ruel,Manet vend vingt-quatre de ses tableaux à Durand-Ruel qui en expose quatorze dans différentes expositions de la Society of French Artists à Londres. Paul Durand-Ruel (1831-1922), marchand d’art français, reprend la galerie paternelle en 1865. Il se spécialise dans l’école de Barbizon dont il est et restera un grand défenseur. Pendant le conflit franco-prussien, en 1870, Paul Durand-Ruel établit une succursale de sa galerie à Londres. Il quitte en effet la France comme de nombreux peintres pour mettre ses collections à l’abri. Il loue la German Gallery, 166 New Bond Street (ouverte en 1853 par le grand marchand Gambart), et en confie la gestion à Charles W. Deschamps. Cette galerie prend le nom de Society of French Artists et ses expositions bisannuelles révèlent au public les futurs impressionnistes (Monet, Pissarro, Daubigny). Fantin et Scholderer y exposent régulièrement. Durand-Ruel achète notamment Un coin de table, F.577 à Fantin en 1872. Il l’expose dans sa galerie parisienne avant de l’envoyer dans sa succursale londonnienne où il le vend. Après la liquidation de la galerie londonienne en 1875, Durand-Ruel continue à jouer un rôle important dans le marché de l’art français dans sa galerie de la rue Laffitte où il expose Manet, Degas, Whistler, Renoir, Monet et soutient les impressionnistes. il doit être satisfait enfin d’avoir vendu, mais je suis sûr que cela lui fera encore beaucoup de peine d’avoir donné tout cela pour une somme qui paraîtra de jour en jour plus petite.

Je ne veux pas écrire de la politique aujourd’hui, elle me dégoûte, je suis plus pour la peinture. Notre petit ménage va bien, seulement ma femme ne se porte pas très bien le dernier temps, c’est bien heureux que les affaires au moins vont bien, je le sens bien dans mon travail, cela me donne plus de repos, je n’hésite pas tant comme autrefois. Je vous dis adieu, écrivez-moi bientôt, un mot comment le tableau va et quelles sont vos idées sur l’avenir, si vous croyez pouvoir venir à Londres et quand. Ma femme me charge de bien vous saluer. Adieu.

Votre ami

Otto Scholderer.