Perspectivia
Lettre1872_04
Date1872-11-26
Lieu de créationLondon 17 Greek- St. Soho
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Edwards, Edwin
Bernheim, Georges
Edwards, Ruth
Whistler, James Abbott MacNeill
Manet, Edouard
Legros, Alphonse
Deschamps, Charles W.
Cazin, Jean-Charles
Gonzales, Eva
Lhermitte, Léon
Durand-Ruel, Paul
Courbet, Gustave
Thiers, Louis Adolphe
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Dubourg, Victoria
Balleroy, Albert de
Fantin-Latour, Marie
Fantin-Latour, Nathalie
Lieux mentionnésLondres
Paris
Londres, Dudley Gallery
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Œuvres mentionnéesS Ein Hirsch im Wald (un cerf dans la forêt)
F Lilas dans un verre
S Birkhahn auf grauem Hintergrund darunter auf weissem Marmor ein Fasan mit einer Ente (coq de bruyère brun et gris tacheté, en dessous un faisan et un canard sur du marbre blanc)
F Un coin de table
F Autoportrait assis devant son chevalet
F Autoportrait debout, la palette à la main
F Portrait d'Alphonse Legros
F Les deux sœurs

London 17 Greek-Str. Soho

26 nov[embre] 1872

Mon cher Fantin,

Je dois commencer ma lettre comme toujours avec mille excuses ; il y a longtemps que j’ai reçu votre bonne lettre – à la campagne encore, dans un temps qui me paraît déjà bien éloigné maintenant, mais je ressentis encore bien fraîchement le plaisir que votre lettre m’a fait. Je me fais le plus de tort à moi-même en vous répondant si tard, car sans cela j’aurais déjà peut-être une nouvelle lettre de vous, mais j’espère que vous ne tarderez pas à m’écrire n’est-ce pas ?

Je vais commencer en vous racontant que j’ai eu du succès avec les deux natures mortes qui faisaient le trio avec le cerf à l’exposition à Paris,Il est vraisemblable que le cerf auquel Scholderer fait ici référence soit Ein Hirsch im Wald, B.93. cela a beaucoup plu et il y avait plusieurs acheteurs le jour où l’exposition a commencé,Scholderer expose des natures mortes à la Society of French Artists de Londres. et maintenant elles appartiennent à un Monsieur qui – on m’a dit – a acheté beaucoup de vos fleurs, par exemple les lilas dans un verre.Fantin-Latour, Lilas, F.576 acheté par Georges Bernheim, auquel Scholderer doit donc faire ici référence. Bien naturel, j’ai commencé d’autres pour contenter les autres acheteurs aussi, le prix est assez bon, 30 Guineas chacun, j’ai vendu aussi deux petites natures mortes et crois qu’enfin j’aurai du succès avec cela. Vous pouvez comprendre comme cela me fait plaisir d’avoir eu du succès avec ce que j’aime le plus à faire.

J’ai commencé une toile de hauteur, la mesure des premières, y faisant un coq de bruyère brun et gris tacheté, un faisan dessousIl est possible qu’il soit ici question des débuts de la réalisation de Birkhahn auf grauem Hintergrund darunter auf weissem Marmor ein Fasan mit einer Ente, B.117. et crois que c’est bien réussi, malgré le mauvais temps qu’il fait depuis plus d’un mois, c’est bien plus fin que les autres, plus librement fait, plus d’ensemble de lumière, le coq accroché au mur qui ne diffère pas beaucoup du ton de l’oiseau, le faisan est vif de couleur mais très très clair, la lumière lui ôte le ton brun et rouge qu’on voit si souvent dans des peintures où il y en a, je peux dire c’est nouveau de représentation, il y a une nouvelle genre ; comme je suis heureux de pouvoir faire grand comme nature, je suis comme le poisson à l’eau.

Ce que j’ai fait à la campagne n’est pas beaucoup presque tout commencé, mais j’en finirai encore mais plus tard ; je ne pense qu’à mes natures mortes maintenant. Quant à ma vie, elle est bien chaque jour la même, mais je suis heureux que c’est comme cela et je ne demande pas mieux. Ma femme prend le plus grand intérêt à ce que je fais, et si je vendrais un peu mes choses, je serais tout à fait heureux. Je dois m’habituer maintenant à l’idée que je ne vous verrai pas à Londres, et je ne peux pas dire autrement que vous avez raison de rester dans votre pays, quoique je crois que vous puissiez tirer un plus grand avantage matériel si vous étiez à Londres, mais vous devez être content de votre succès ici, cela prend de jour en jour plus et le nombre de vos admirateurs est grand ici.

Maintenant, je dois vous dire combien votre tableauFantin-Latour, Un coin de table, F.577. Après le Salon, Fantin envoie Un coin de table à la Society of French Artists, 168 New Bond Street, galerie de Durand-Ruel à Londres. m’a fait plaisir et je trouve que c’est tout à fait réussi, le choix des personnes est bien plus heureux que dans tous vos autres tableaux je trouve, et en ce rapport de superbes contrastes, maintenant il y a des morceaux vraiment terriblement bien faits, et la dernière tête avec le tableau au fond et les fleurs ravissantes est tout à fait neuf, aussi ce que je trouve en avantage, c’est qu’on vous reconnaît plus dans ce tableau, cela a plus de rapport avec vos fleurs des petits tableaux. Il n’y a que la figure avec le chapeau en profil qui me semble prendre un peu trop d’espace dans le tableau, et selon mon avis – sans vouloir juger –, je trouve que la diminution en hauteur de cette figure et par conséquent du fond m’aurait plu mieux, les mains dont les ombres sont enlevées par les reflets de la nappe sont magnifiques, aussi les mains du jeune homme, le second à gauche superbes, et les fleurs tout ce qu’il y a de mieux, cela a dû vous faire bien plaisir, mais je suis étonné que vous avez fait ce tableau en si peu de temps, et je vois de nouveau qu’on ne peut faire que morceau par morceau, si on veut avoir le véritable ensemble.

Les fleurs que j’ai vues chez Edwards m’ont toutes beaucoup plu, surtout les roses très claires, il y en avait quelques-unes qui me paraissaient un peu luisantes, et je trouve que vous avez pris beaucoup de sécatif surtout dans les fonds, ce qui lui ôte un peu la fraîcheur. Vous avez deux tabl. de fleurs entre un paysage de Whistler – nocturne en gris et bleuVraisemblablement la Sixth Winter Exhibition organisée par la Dudley Gallery, Egyptian Hall, Piccadilly où Fantin et Whistler ont exposé. Whistler y montre Nocturne en bleu et or – La baie de Southhampton (YMSM.117, 1872, huile sur toile, 50,5 x 76,3 cm, Chicago, The Art Institute of Chicago, Charles Stickney Fund) ainsi que Nocturne en bleu et argent, YMSM.117, dont la localisation actuelle est inconnue. Scholderer doit avoir écrit « gris » pour « argent ». – et les trois tableaux vont bien ensemble, j’aime plus qu’autrefois les paysages de Whistler, aussi son portrait qu’il nomme – harmonie en noir et gris,Scholderer fait vraisemblablement ici référence à l’autoportrait de Whistler Arrangement in Grey : Portrait of the Painter, YMSM.122, 1872, huile sur toile, 74,9 x 53,3 cm, Detroit Institut of Arts, exposé à la Fifth Winter Exhibition organisée par la Society of French Artists sous le titre Arrangement in Grey and Black n° 2 – a Portrait. L’exposition ouvre le 4 novembre 1872 dans la galerie de Deschamps au 168 Bond Street. c’est très fin, un fond magnifique et c’est vrai qu’il a plus de finesse que Manet, mais j’aime ce dernier bien plus, je ne sais pas où est la fin de la peinture de Whistler.

Mes natures mortes ont été placées – d’après le conseil d’une dame, amie de M. DeschampsCharles W. Deschamps (1848-1908), neveu d’Ernest Gambart, assure la gestion de la Society of French Artists, galerie Durand-Ruel de Londres de 1870 à 1875. Il est proche de Degas et lui vend plusieurs tableaux en Angleterre. Lorsque les relations de Fantin avec les Edwards se dégradent, Fantin envisage de prendre Deschamps comme agent à Londres. Deschamps reprend une galerie à Londres, 1a New Bond Street, dans les années 1880. Il est le marchand de Whistler et possède lui-même certains tableaux de l’artiste. –, à côté de la femme en robe roseManet, La dame au perroquet (RW.115, 1866, huile sur toile, 185,1 x 128,6 cm, New York, Metropolitan Museum of Art) exposée chez Durand-Ruel, 168 New Bond Street à Londres (hiver). de Manet et c’est vrai, je ne n’aurais pas pu être mieux placé, et en même temps elles ont fait du bien au tableau de Manet. Votre tableauScholderer revient ici sur Un coin de table, F.577 de Fantin-Latour. a la même place que le précédent – toujours un peu trop haut, mais on le voit bien. Vous l’avez vendu, comme m’a dit Deschamps, et j’espère que vous n’avez pas demandé un prix trop bas.Paul Durand-Ruel achète à Fantin Un coin de table, F.577, 1872 ainsi que plusieurs natures mortes. Maintenant vous devez bien être habitué à vendre tout.

Le cercle de mes amis, ou plutôt connaissances, est toujours le même, Legros vient assez souvent me voir, il vient de faire un tableau des femmes à genoux au bord de la mer, une procession de prêtres au fond, très joli comme toujours, mais la même chose, peut être plus fait qu’auparavant et un peu plus vif de couleur, il y a de très beaux morceaux, une femme regardant un petit enfant dans ses bras.Legros, La bénédiction de la mer, 1872, huile sur toile, 101 x 222 cm, Sheffield, City Art Galleries. Je suis bien avec lui, il me donne chaque fois un nouveau conseil que je ne suis pas, ce qui ne lui fait rien, mais n’aime pas à me voir faire des natures mortes, le meilleur signe que je dois continuer à en faire. Il ne parle jamais de vous, plutôt de Whistler, mais bien froidement, trouvant que ce n’est pas assez ce qu’il fait et trop tôt d’en faire comme cela, ne prévoyant pas non plus la fin de cette peinture.

Cazin est dans une position très embarrassante, il ne gagne rien et fait maintenant des faïences très jolies,A Londres, Cazin s’intéresse à la production de céramique. Lorsqu’il revient en France en 1875, il crée une fabrique de grès émaillés de fleurs avec sa femme Marie et son fils Jean-Michel. et j’espère qu’il aura plus de succès avec le temps, il en a exposé chez Deschamps, je le vois aussi de temps en temps chez moi et j’aime à causer avec lui.

J’ai vu Whistler à l’exposition DeschampsExposition de la Society of French Artists organisée 168 New Bond Street à Londres (Fifth Winter Exhibition). un moment et je dois aller le voir un de ces jours ; il aime énormément à entendre louer sa peinture, ce que je fais de bon cœur. Edwards est revenu de la campagne et il y a très peu de temps, je n’ai pas plus de sympathie pour lui qu’autrefois, et tous les deux sont bien indiscrets et manquent de tact ce que j’apprends toujours de nouveau, il doit bien sentir que je ne suis plus si franc avec lui qu’autrefois, cependant il feignit de ne pas le comprendre, aussi n’aime-t-il pas que je vois Legros, Cazin et Whistler, mais il s’habituera avec le temps que je fais ce que je veux et cessera de donner ses bons conseils qui m’ont fait commettre bien des bêtises autrefois. C’est drôle qu’ils veulent savoir tout, juger tout et chacun, et lui surtout, dans l’art qu’il ne connaît pas et pour laquelle il n’a pas le moindre talent. Il a fait quelques très jolis tableaux, toujours avec la même tranquillité de l’amateur, ses moyens ne l’inquiètent pas beaucoup, c’est fort et froid.

J’ai vu aussi pour la première fois les dessins de l’HermiteEn 1872, Léon Lhermitte expose à la Black and White Exhibition à la Dudley Gallery à Londres sept fusains. et je trouve que c’est un grand talent et suis sûr qu’un jour il sera un des plus forts. Son habileté est agréable et bonne, jeune encore et le fond est excellent, dites-moi ce que vous en pensez. Le plus grand plaisir m’a fait ce que vous me dites de Manet qu’il a un si beau tableau,Manet, Le bon bock (RW.186, 1873, huile sur toile, 946 x 833 cm, Philadelphie, Museum of Art). peut être je le verrai ici chez D. Ruel.Paul Durand-Ruel. Dites-lui bien des choses de ma part, il m’a promis autrefois une de ses photogr. d’après ses tableaux, surtout le portrait de Mlle Gonzalez,Scholderer fait ici référence au portrait d’Édouard Manet intitulé Portrait d’Eva Gonzalès, 1870, huile sur toile, 191 x 133 cm, Londres, National Gallery. si vous le voyez, dites-lui qu’il me ferait grand plaisir avec une ou deux. Il a désiré d’avoir une étude de moi, des vaches sur une prairie, elle a été volée à Paris,Voir lettre 1871_05 dans laquelle Scholderer explique qu’il a laissé des tableaux dans un atelier qu’il louait à Paris. mais un jour je lui donnerai quelque chose de bien réussi. On m’a envoyé dernièrement vos portraits que vous m’avez donnés en 1858Autoportrait assis devant son chevalet, F.94 ; Autoportrait debout, la palette à la main, F.95 ; Portrait d’Alphonse Legros, F.96. Voir lettre 1858_04. et l’étude de vos sœursFantin-Latour, Les deux sœurs, F.97. Voir lettre 1858_04. que je vais vous envoyer à la première occasion, mais vous me devez donner quelque chose pour cela et je trouve que vous auriez déjà dû me donner une toile pour mon mariage, je suis si insolent de demander des fleurs, aussi des fruits si vous voulez, mais je vous laisse tout le temps et cela ne doit être qu’une petite toile.

La mort du bon BalleroyAlbert de Balleroy meurt de dipthérie comme trois de ses quatre enfants le 10 août 1872. m’a touché, comme cela est allé vite, mais c’est la vie, comme tout a changé dans les dernières années. Que fait Courbet, où est-il ?Courbet est à Ornans ou dans ses environs depuis le 20 mai 1872. Ma femme a été bien touchée de votre amitié pour elle, elle désire tant vous connaître et je voudrais qu’elle aurait bientôt ce plaisir, il faut pourtant vous décider à venir à Londres, si ce n’est que pour une quinzaine de jours, cela ne vous sera pas difficile et pour si peu de temps vous n’avez rien à craindre de vos amis, comme je voudrais vous voir chez moi !

Mon atelier est assez agréable, malheureusement un peu trop sombre, ce qui est très gênant dans ce temps, maintenant je crois j’ai épuisé tous ce qui peut vous intéresser, je ne peux plus parler de la politique, aussi je le prends pour un bon signe qu’elle ne m’intéresse pas tant, je crois que M. Thiers se tirera de cette affaire et que la tranquillité reviendra,Thiers est remis en cause par les monarchistes qui s’inquiétent de l’influence qu’ont les républicains au sein du gouvernement. je voudrais bien entendre causer les Parisiens maintenant.

Est-ce que vous allez souvent au Louvre ? Qu’est-ce que vous allez faire pour le salon prochain ? Comme le temps passe ! Comme il faut travailler ! Je vous dis adieu et vous prie bien de m’écrire bientôt, ne me laissez pas attendre. Saluez bien Monsieur votre père, j’espère qu’il va bien et tout ceux qui se rappellent de moi, n’oubliez pas Mademoiselle Dubourg.

Ma femme vous salue bien.

Votre ami

Otto Scholderer