Perspectivia
Lettre1874_08
Date1874-12
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesEsch, Mlle
Dubourg, Victoria
Edwards, Edwin
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Delacroix, Eugène
Goethe, Johann Wolfgang von
Deschamps, Charles W.
Renoir, Auguste
Legros, Alphonse
Millet, Jean-François
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Schumann, Robert
Brahms, Johannes
Berlioz, Hector
Durand-Ruel, Paul
Lieux mentionnésLondres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Londres, 9th exhibition de la Society of French Artists
Œuvres mentionnéesF Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards
F L'anniversiversaire

[Paris]

Dimanche 13, Lundi 14 décembre 1874

Mon cher Scholderer

Je n’ai pas grand-chose à vous dire d’intéressant. Votre lettre m’a fait grand plaisir, je voudrais bien vous intéresser aussi par la mienne, et j’attends pour répondre du nouveau à vous écrire.

Nous avons vu ici Melle Esch qui nous plaît beaucoup à moi et Mademoiselle Dubourg. Nous avons trop mauvais temps pour beaucoup la promener, mais nous la voyons souvent et l’avons installée tout près. J’espère qu’elle sera bien là. Mademoiselle Dubourg et Mademoiselle Esch jouent à quatre mains du piano et cela enchante Mlle Dubourg, et elle me charge de vous dire bien des choses de sa part.

Si vous avez vu Edwards, vous savez sans doute que j’ai le projet de faire leur portrait à tous les deux pour le Salon.Fantin-Latour, Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738 qui sera présenté au Salon de 1875. Je crois que c’est un motif de tableau, lui à sa table d’eau-fortiste et elle en Ange gardien, la Muse inspiratrice, l’esclave de l’eau-forte à côté de lui en pieds grandeur naturelle.

Ici il n’y a pas grand-chose d’intéressant, moi je ne vois personne.

Je relis votre lettre pour y répondre. Cela m’a fait grand plaisir que ma peinture vous plaise dans ce dernier temps, car depuis quelque temps, je me sens dispos et entrain et je fais tous mes efforts pour faire mieux et mériter le succès que j’ai maintenant. Vous verriez bien plus de choses et d’importantes, si mon père ne me tourmentait pas tant.Le père de Fantin, Jean-Théodore, est très malade et décèdera au mois d’avril suivant. Cela m’empêche beaucoup de donner de la suite à un travail. Enfin ! Votre plaisanterie des Wurtembergeois me semble très drôle et très bien. C’est vrai, il y a des moments où on comprend, mais encore une bonne idée, c’est le retour à vos idées du passé. Vous avez raison. Je suis tout à fait de votre idée, ce que l’on a fait, ce que l’on a tenté de faire dans les premiers temps, c’est là ce que l’on doit faire, on le perfectionne quand on a erré, été distrait, alors si on est vraiment né, on y revient pour toujours. Delacroix disait cela : on est un peintre tout de suite ou on n’est jamais peintre.

Goethe aussi il me semble a dit, on passe sa vie à exécuter ce que l’on a rêvé dans sa jeunesse.Dans la biographie de Fantin, Jullien fait référence à cette idée de Goethe qui préoccupait Fantin et il rappelle le vieux proverbe allemand développé par le poète : « Ce qu’on désire dans la jeunesse, on l’a dans la vieillesse en abondance. » Voir Adolphe Jullien, Fantin-Latour. Sa vie et ses amitiés. Lettres inédites et souvenirs personnels, Paris, 1909, p. 154.

Je connais cette vieille maison de Millet à l’exposition de Deschamps.En décembre 1874, Millet expose à la Ninth exhibition de la Society of French Artists chez Durand-Ruel à Londres. Il présente notamment La vieille maison de Nacqueville, 1871-1873, huile sur toile, 65 x 82,2 cm, Suisse, coll. part. Je trouve cela magnifique. Les tableaux de Renoir comme vous dites sont insuffisants, ce sont des barbouillages. Vous avez raison, Legros est au-dessus de tout cela. Je voudrais bien voir de vos peintures, ne vous inquiétez pas du moment. Vous avez les vrais encouragements de Madame. Il n’y a que pour vivre, (ce qui est sérieux).

Si je n’avais pas de besoin, je vous assure que toutes les opinions ne me feraient rien et je vois ce que c’est, puisque tout ce que je fais va en Angleterre. Je ne sais ce que l’on en dit. J’en suis absolument comme si personne les voyait. Eh ! bien, cela m’est égal. Je suis même bien plus heureux. Je sais votre sentiment dessus.

Moi aussi mon cher Scholderer, j’arrive vers 40 ans, mais pas absolument à la Wurtembergeoise, non, moi je me sens vieillir, je me rassis (vous savez le pain le lendemain), j’engraisse, je me sens la force de faire des tableaux en quantité, j’aime plus le travail.

Une chose où je me sens 40 ans à la Wurtembergeoise, c’est la Musique. Elle me touche bien plus maintenant. Je l’aime énormément. Je viens d’entendre ces deux demoisellesMademoiselle Esch et Victoria Dubourg. s’escrimer à jouer l’ouverture du roi Lear de Berlioz.Hector Berlioz (1803-1869), compositeur français. Fantin s’est inspiré de nombreuses fois des œuvres de Berlioz. Il réalise un grand tableau d’hommage au compositeur, L’anniversaire, F.740, en 1875 et une série de quatorze lithographies en 1888 pour illustrer l’ouvrage de Jullien : Hector Berlioz, sa vie et ses œuvres, H.76 à 89. Elles essaient les scènes d’enfants de Schumann et les valses de Brahms. Je leur apporte des choses très difficiles, mais cela les amuse beaucoup.

Mademoiselle Esch est très complaisante et bonne, cela lui donne de la peine à la musique et sa partenaire qui a bien de la peine à la suivre. Moi je m’amuse beaucoup à entendre étudier.

Adieu mon cher Scholderer, dites bien des choses de ma part à Madame.Vous serez bien aimable à m’écrire ce que vous faites car moi, je ne suis pas comme vous qui chez Deschamps pouvez voir ce que je fais.

Fantin