Perspectivia
Lettre1876_02
Date1876-02-09
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesEdwards, Edwin
Edwards, Ruth
Deschamps, Charles W.
Manet, Edouard
Berlioz, Hector
Zola, Émile
Wagner, Richard
Dubourg, Victoria
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Dubourg, Jean-Theodore
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Grenoble, Musée de Grenoble
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Selbstbildnis (autoportrait)
F L'anniversiversaire
F Fleurs (bouquet de dahlias)
F Un atelier aux Batignolles
F L'anniversiversaire
F L'anniversiversaire

[Paris.]

9 Février 1876

Mon cher Scholderer

voilà bien longtemps que j’aurais dû vous écrire, mais il y a peu de choses intéressantes à vous dire, il ne se passe pas grand-chose ici. J’espère que vous êtes tous deux en bonne santé, malgré l’atroce hiver que nous avons. Vous devez avoir bien travaillé malgré les vilains jours. J’ai vu Deschamps qui m’a dit que vous aviez fait de très belles choses dans ce dernier temps. Vous avez dû être en train de faire pour l’Académie. Est-ce que c’est votre portrait ?Scholderer, Selbstbildnis, B.150. Il enverra ce même autoportrait au Salon de Paris de 1880. Écrivez-m’en bien long sur tout cela.

Je suis toujours dans la même position vis-à-vis des Edwards.Dans une lettre à Mme Edwards du 2 janvier 1876, Fantin écrit : « Dites à Edwards je vous en prie combien je regrette que ce commencement d’année ne nous trouve pas en meilleurs rapports (je n’aurais jamais cru qu’il aurait tant d’humeur). » Fonds Custodia, collection Frits Lugt, 1994-1999, 1997-A.547. Je n’ai pas caché mon mécontentement à Deschamps sur mes rapports avec Edwards. Je suis en effet très mécontent, et j’ai dit à Deschamps que je traiterai avec lui, si Edwards ne répond rien d’ici au printemps. Deschamps m’a fait toutes sortes de bonnes propositions. Mais je ne consentirai que quand Edwards sera tout à fait dans son tort. Il ne m’a rien écrit. Je n’ai jamais eu de réponse. Madame Edwards m’écrit pour me dire des riens, mais elle est très aimable, elle m’a écrit deux fois pour me demander ma lithographieFantin-Latour, L’anniversaire, H.7. que je vais lui envoyer, car je ne veux pas bouder, je trouve cela trop bête avec eux. Ils me sont trop indifférents pour cela. Vous trouverez une épreuve pour vous chez eux.Manet, Zola et Jules Garcin (premier violon, troisième chef d’orchestre de l’Opéra de Paris et surtout grand admirateur de Wagner) reçoivent aussi une épreuve dédicacée. Je suis tout en train de l’exécuter pour le Salon avec un bouquet de dahliasFantin-Latour, Fleurs (bouquet de dahlias), F.766. que j’ai fait à l’automne plus grand, plus important, et le meilleur je crois que j’ai encore fait. J’exécute ma lithographie à la grandeur de la nature,Fantin évoque ici la version peinte de L’anniversaire, F.772 qu’il présentera au Salon de 1876. Fantin prendra ainsi l’habitude de faire des lithographies avant d’exécuter des tableaux d’importance. même les figures du 1er plan sont un peu plus grandes, cela fait un tableau de la grandeur à peu près de l’atelier de ManetFantin-Latour, Un atelier aux Batignolles, F.409. (qui est chez Edwards) dans l’autre sens. Que je vous donne l’explication du sujet : au fond un tombeau (marbre blanc) avec le nom de Berlioz gravé dedans le marbre, tout enguirlandé de fleurs et de feuillages ; un ange (de l’Oratorio l’Enfance du ChristL’enfance du Christ de Berlioz. Oratorio en trois tableaux. Créée le 10 décembre 1854, l’œuvre est un succès que Berlioz estime outrageant pour ses autres pièces.) tient une guirlande et achève de l’orner ; par son architecture et sa lumière (qui est la plus grande du tableau) c’est un tombeau apothéose (il n’a rien de la réalité et ne ressemble en rien à celui qu’il a au cimetière de MontmartreBerlioz est décédé le 8 mars 1869 et enterré au cimetière de Montmartre. qui est tout ce qu’il y a de plus simple[)].

Je reviens pourtant au côté funèbre du tableau (car j’appelle mon tableau l’Anniversaire).

En mettant un grand cyprès sombre et au bas dans un demi-jour triste la musique en pleurs et tenant sa lyre et en robe noire. Toutes les figures sont supposées sur des marches qui conduisent au tombeau, ce qui me permet d’en mettre à toutes sortes de hauteurs. Devant le tombeau, Clio, la muse qui redit les actions des hommes et des choses célèbres, en robe très sombre, rougeâtre cramoisie, mais très neutre comme des raisins noir-rouge. Elle montre d’une main le tombeau et le nom de Berlioz, elle tient de l’autre un rouleau où sont inscrites ses plus belles œuvres, les dernières. A ses pieds une trompette qui est un de ses attributs, elle fait l’effet de le garder et paraît sévère. Derrière elle, Marguerite en robe bleue tend une couronne de feuillages (c’est la Marguerite de la Damnation de FaustLa damnation de Faust a été créée à l’Opéra-Comique à Paris en décembre 1846.) qu’elle paraît vouloir attacher au tombeau, j’aime assez son geste. J’ai essayé d’exprimer le naïf, par ces deux bras l’un à côté de l’autre et suppliants ; vient derrière elle, Didon (des TroyensLes Troyens (1856-1858), opéra de Berlioz inspiré de l’Énéide de Virgile. Fantin assiste à une représentation des Troyens à Carthage, version mutilée de l’original, en 1863 au Théâtre lyrique de Paris.) qui vient avec le rameau d’Or de Virgile pour le déposer et vêtue en reine de pourpre. Devant Juliette et Roméo (de sa symphonie Roméo et Juliette), Juliette en robe de bal, couverte d’une sorte de linceul sur la tête, porte des roses, semble vouloir se détacher de Roméo pour un moment. Roméo semble vouloir la retenir. Au-devant tout à fait, un homme moderne, un admirateur arrive porter une couronne. Depuis ma lithographie, j’ai fait un changement pour le tableau, pour mieux rendre mon idée et mon titre et expliquer ce mélange de réel et de fantaisie. J’ai fait ce que les Italiens ont fait avec leurs donatairesFantin veut probablement plutôt dire « donateurs ». mélangés avec St Jean ou St Georges. Je me suis représenté moi-même apportant une couronne pour l’Anniversaire. J’ai mis la tête de l’autre côté, retournée baissant la tête, toujours de dos (on ne peut guère me reconnaître). J’ai bien l’air de monter l’escalier et d’aller porter mes hommages. J’ai fait, vous pensez, bien des changements depuis ma lithographie, mais pas de sérieux, des choses comme des lignes plus heureuses. Je vous ai dit que l’idée m’était venue en entendant Roméo et Juliette. Il m’avait semblé que sa mémoire demandait quelque chose, ce pauvre grand Artiste, était bien un Artiste, encore plus un Artiste même qu’un musicien et ne peut rivaliser avec vos grands musiciens, mais certainement il a donné des idées. Il a été le premier romantique, il a donné bien l’éveil à Wagner par exemple. Vous ne vous imaginez pas combien dans Roméo et Juliette, sa fête des capulets, le cortège funèbre et la scène de réconciliation des deux familles, il fait songer à Wagner. Sans aucun doute Berlioz est celui qui [a] eu le besoin le premier de mêler le drame, la Poétique moderne avec la Musique.

Depuis quelque temps voilà qu’on le joue puis voilà Wagner dont on ne veut pas entendre parler qui fait que l’on songe à Berlioz.A la suite du conflit franco-prussien, la musique de Wagner est jugée sous un angle patriotique et non plus artistique. Elle est sifflée par le public et jusqu’en 1878, elle n’est plus que très exceptionnellement programmée à Paris.

J’ai l’idée de donner ou de vendre au gouvernement pour le Musée de Grenoble,Fantin garde L’anniversaire, F.772 jusqu’en 1899 puis l’envoie pour une exposition à Grenoble. Là, le tableau est acheté par la Société des amis des Arts avec la participation de la ville de Grenoble. Il est aujourd’hui encore exposé au musée de Grenoble. dont il estHector Berlioz est né le 11 décembre 1803 à La Côte-Saint-André dans l’Isère. et dont je suis, mon tableau. Vous direz peut-être, en lisant tout cela, voilà bien des sujets, mais je crois que quand vous verrez ma lithographie, vous trouverez qu’il y a surtout un tableau pittoresque ce qu’il y a de plus utile, il me semble et c’est ce qui me détermine à l’exécuter – par les clairs et les sombres – les oppositions de lignes, le pittoresque des ajustements des grandeurs, le clair du tombeau sur lequel tout s’enlève, cela s’impose à la vue tout de suite. Le cyprès sombre, le nu de la Musique, la Clio habillée en sombre, le blanc de Juliette, Moi en repoussoir au premier plan, qui fait comme une coulisse pour porter tout l’intérêt sur Juliette. J’ai cru que l’on n’a même pas besoin de savoir ce que cela représente, cela se voit en peinture. Dites-moi bien votre idée là-dessus, si vous avez du temps pour y penser, dites-moi vos observations. J’en serais bien content et cela me servirait à l’exécution, je peux en profiter. Je suis plein d’ardeur, je ne pense qu’à cela, je ne fais rien d’autre, je ne suis pas fatigué du tout et pourtant voilà 3 mois que je ne cesse pas un moment d’y penser et d’y travailler. J’ai commencé à faire une esquisse peinteFantin-Latour, L’anniversaire, F.740. qui m’a paru assez bien pour mettre en blanc et en noir. Vous dire que cela m’a été difficile de lithographier, vous le pensez d’autant plus que j’essayais à lui donner plus de formes possibles. Quand j’ai vu mes épreuves je me suis dit, je vais faire cela. Pensez, j’ai eu mon sujet retourné à l’envers. J’ai vu cela comme si c’était d’un autre. Alors j’ai pris le modèle pour me rendre compte, et jamais je n’avais pensé, comme je l’ai fait, il ne s’agissait pas de copier, mais de voir la nature pour ce que j’en avais besoin. Je crois que même pour revenir à la copie fidèle de la nature cela m’aura fait grand bien. J’ai mis alors mes lithographies à la correction. J’en ai corrigé comme cela 5 ou 6 à faire, à essayer des changements de toute espèce. Et je suis en plein devant ma toile, essayant de traduire ma lithographie en grand avec les corrections, en la peignant d’un ton monochrome, pas la grisaille mais quelque chose de neutre. J’ai eu bien du mal mais je suis en train ; dans les derniers jours, je la colorierai légèrement car c’est d’un ton très simple un peu clair de lune. Que j’ai été content de vous raconter et de vous parler de mon tableau, car vous pensez si ici quelqu’un peut s’y interroger. Je crois que l’on me prend pour un fou. Adieu, écrivez-moi beaucoup d’observations, dites bien des choses de ma part à Madame. Mademoiselle Dubourg me charge de bien des choses pour vous deux et sa famille aussi.

Monsieur Dubourg me charge de vous dire qu’il a reçu le livre et vous en remercie.

Avez-vous lu la Chartreuse de Parme ?La Chartreuse de Parme de Stendhal publiée pour la première fois en 1839.

Adieu

H. Fantin la Tour