Perspectivia
Lettre1877_04
Date1877-04-14
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesBerlioz, Hector
Dubourg, Victoria
Cazin, Jean-Charles
Manet, Edouard
Monet, Claude
Renoir, Auguste
Degas, Edgar
Sisley, Alfred
Morisot, Berthe
Pissarro, Camille
Wagner, Richard
Edwards, Edwin
Maître, Edmond
Delacroix, Eugène
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Esch, Mlle
Lascoux, Antoine
Bazille, Frédéric
Schumann, Robert
Brahms, Johannes
Colonne, Édouard
Corot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Hugo, Victor
Dubourg, Charlotte
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris, Exposition impressionniste, 3e exposition, 6 rue Le Peletier
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Scène première du Rheingold Souvenir de Bayreuth
F Scène première du Rheingold
F Scène finale de la Walküre
F L'anniversiversaire
F Tannhäuser. Venusberg (2e planche)
F Portrait de Madame Fantin-Latour
F La lecture
S Dr. George Bird
S Oswald Sickert
S Mrs Tom Plews
S Hof eines Bauernhauses in Kronberg (cours d'une maison paysanne à Kronberg)

[Paris]

Samedi 14 avril 1877

Mon cher Scholderer

J’ai reçu votre lettre avec plaisir, il y avait longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles. Le Salon en était cause, je le pensais bien. Nous étions aussi dans le même cas. Je suis très content de l’effet de mes lithographies sur vous. Ce que vous me dites de Rheingold me paraît si juste que précisément je l’ai exécuté pour le Salon au pastelFantin-Latour, Scène première du Rheingold « Souvenir de Bayreuth », F.826. C’est la première fois que Fantin présente des pastels au Salon. Il n’en exécutera qu’entre 1877 et 1895 et les réservera au Salon ; seul un petit nombre a été conservé car la plupart ont été transformés en peintures à l’huile. sur la lithographie même.Fantin-Latour, Scène première du Rheingold, H.8. J’ai fait aussi pour le Salon une grande esquisse au pastel d’une scène de la Walküre, celle où Wotan entoure d’un fleuve de larmes sa fille Brünnhilde.Fantin-Latour, Scène finale de la Walküre, F.827, pastel, Salon de 1877. Aujourd’hui détruit. Puis, j’ai aussi envoyé deux lithographies, celle de Berlioz de l’année dernière et celle de Tannhaüser,Fantin-Latour, L’anniversaire, H.7 et Tannhäuser. Venusberg (2e planche), H.9. puis à la peinture le portrait de ma femme et un tableau grand de plus d’un mètre représentant ma belle-sœur et une amie faisant la lecture.Fantin-Latour, Portrait de Madame Fantin-Latour, F.825 et La lecture, F.824. Ma femme a envoyé deux tableaux de fleurs et de fruits.Victoria Dubourg expose Fleurs et fruits au Salon sous le numéro 750. On vient de lui en refuser un ! Voilà la première fois depuis 9 ans que cela lui arrive. C’est gentil de leur part pour notre lune de miel. Je ne sais pas si c’est parce que Cazin a paru très touché de mon portrait,Probablement un des deux portraits de Fantin exposés au Salon : Portrait de Madame Fantin-Latour, F.825 et La lecture, F.824. mais je suis très content d’une fuite en ÉgypteJean-Charles Cazin, La fuite en Égypte, 1877, huile sur toile ou peinture à la cire, 98 x 130 cm, coll. part., exposée au Salon de 1877, n° 418. qu’il a envoyée ici. Il y a un très joli paysage plein de sentiments. J’entends dire que Manet a un tableau reçu et un refusé.Manet propose au Salon de 1877 Faure dans le rôle d’Hamlet (RW. 257, 1877, huile sur toile, 196 x 130 cm, Essen, Folkwang Museum) et Nana (RW.259, 1877, huile sur toile, 154 x 115 cm, Hambourg, Kunsthalle) : le premier est accepté, tandis que le second est refusé à l’unanimité. Devant ce refus, Manet fait exposer sa toile dans une vitrine d’une boutique à la mode du boulevard des Capucines. Je ne les ai pas vus terminés. Le refusé me paraissait très joli à l’esquisse. Le sujet a dû le faire refuser, c’est une dame qui se met de la poudre de riz, elle est en chemise et corset. Il y a mis depuis moi, paraît-il, un monsieur qui assiste à la scène le chapeau sur la tête. Les Impressionnistes (comme ils s’appellent) ont grand succès.La troisième exposition impressionniste a lieu en avril 1877 dans un appartement vide, loué par Caillebotte 6 rue Le Peletier (Durand-Ruel n’ayant pu prêter sa galerie pour cause de difficultés financières). Il y a 230 œuvres de 18 peintres parmi lesquels on compte Monet, Pissarro, Sisley, Degas ainsi que Cézanne, Renoir, Morisot. La critique est moins agressive et certains journaux reconnaissent du talent à des peintres comme Renoir. Vous n’avez pas l’idée de la folie de ces messieurs (Monet, Renoir, Degas, Sisley, Melle Morisot, Pizarro) etc. …

Ça se gâte ! Les affaires vont très mal.Une crise économique frappe le monde industriel à partir de 1874. Les secteurs comme le marché de l’art s’en ressentent cruellement. Fantin ne commence à s’en plaindre qu’en 1877 car jusque-là les Edwards lui assuraient un revenu régulier par les ventes de fleurs à Londres. La crise du marché de l’art va durer jusqu’en 1879 puis rechutera de façon plus grave en 1881-1882 pour s’améliorer en 1883. Voilà la guerre,Le 24 avril 1877 débutera la guerre russo-turque dans les Balkans. Elle se terminera le 3 mars 1878, au profit des Russes, par le traité de San Stefano. je renonce à l’Angleterre cette année et pourtant pensez bien combien cela m’aurait intéressé d’entendre les concerts Wagner !Wagner donne une série de huit concerts à Londres en mai 1877 au Royal Albert Hall afin de financer le Festival de Bayreuth.

M. LascouxAntoine Lascoux ( ?-1905). En 1870, à la suite de son père qui tenait un salon musical fréquenté par Fantin, Bazille et Maître, Antoine Lascoux, juge d’instruction au tribunal de première instance de la Seine, reprend chez lui rue de l’Université ces soirées. On y joue Schumann, Brahms et Wagner y est particulièrement mis à l’honneur. Ces réunions acquièrent une telle renommée qu’on les désigne bientôt du nom de « Petit Bayreuth ». Antoine Lascoux figure sur la toile de Fantin Autour du piano, F.1194 à côté de Vincent d’Indy. avec qui j’ai été à Bayreuth va y aller, les Edwards l’ont invité à loger chez eux.

Je ne me rappelle pas si vous l’avez vu ici chez Maître. Je vous l’aurais adressé si il avait dû rester, mais je crois qu’il ne séjournera pas plus de deux jours, encore sera-t-il tout occupé des concerts. Il va entendre le dernier celui de Tristan und Isolde et de la Götterdämmerung. Est-il heureux, j’aimerais bien entendre Tristan. Allez-vous en entendre un des concerts, nous avons eu cet hiver l’audition de la Damnation de Faust de Berlioz, en connaissez-vous quelque chose cela a eu le plus grand succès enfin !La damnation de Faust, « légende dramatique », est donnée par l’« Association artistique des concerts Colonne » au théâtre du Châtelet pendant l’hiver 1877. Le chef d’orchestre et violoniste Édouard Colonne dirige lui-même cette œuvre. Le concert rencontre un tel succès qu’il est donné six dimanches de suite. Cette œuvre devient la plus populaire des œuvres majeures de Berlioz après avoir connu un échec lors de sa création à Paris en 1846. C’est magnifique. Je n’avais pas l’idée de cela.

Berlioz me paraît bien plus grand. C’est un grand artiste et qui ne ressemble en rien à notre musique française, c’est vraiment lui qui a fait le premier cet art romantique qui correspond bien à Delacroix !

J’espère que voilà un bel envoi à l’Academy cinq portraits,Trois portraits de Scholderer sont exposés finalement : Portrait du Dr. George Bird, B.156 ; le portrait d’Oswald Sickert, B.158 ; Esq, Mrs Tom Plews, B.157a. en avez-vous des nouvelles ? J’aimerais bien les voir. J’espère qu’ils seront bien placés.

Ah, que je regrette donc de ne pas aller vous voir cette année, mais vraiment ce ne serait pas prudent de dépenser le peu que l’on gagne. Pensez-vous venir ici tous les deux, cela nous ferait grand plaisir. Ou avez-vous le projet d’aller en Allemagne ? Ma femme vous prie de dire à Madame combien elle est fâchée du chagrin qu’elle doit avoir de la maladie de son frère. Voudriez-vous lui envoyer l’adresse à Londres de Mademoiselle Esch, elle a été très paresseuse à lui écrire et ne sait plus où elle est maintenant.

Vous avez raison, c’est doux d’être sous la pantoufle, c’est-à-dire que je ne les quitte plus, nous ne bougeons plus. Adieu le monde ! Et pour nous, ça nous coûte peu. Dieu que j’en ai par-dessus la tête des gens, des peintres etc… Savez-vous que les Edwards sont bien aimables dans ces derniers temps, ils sont si prévenants. Sitôt que j’ai parlé de Lascoux et de sa visite à Londres, ils se sont mis tout à sa disposition. Comment va-t-il Edwards ? Il se plaint de sa tête.

Comment êtes-vous ensemble, je serais très enchanté, mon cher Scholderer, d’avoir comme vous me le dites encore quelque chose de vous. Si vous voyiez dans mon appartement votre tableau,Scholderer, Hof eines Bauernhauses in Kronberg, B.21. vous en seriez content, il fait si bien, il est bien dans son jour et est dans une bonne société Corot, Millet, Ingres, Delacroix que sais-je. Nous avons un piano. On y exécute parfois de bien belles choses, on y chante Schumann. Tous ces temps-ci la Damnation de Faust, le tout entremêlé de Tétralogie, le tout parfois bien, parfois pitoyable, mais l’intention est bonne.Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg, indique dans ses notes manuscrites qu’on « ne faisait pas précisément de musique chez Fantin. Madame Fantin et Charlotte jouaient seulement pour se rappeler tels (sic) et faire plaisir à Fantin ». Paris, Archives des musées nationaux, 2HH7, 8 novembre 1924. Ce sera charmant de vous y entendre jouer du violon. Notre petit ménage est vraiment charmant, on y mange bien, comme un pig dirait madame Edwards, beaucoup de peinture dans l’atelier. Je suis dans les fleurs de printemps.

Nous ne voyons personne, personne ne nous dérange par conséquent. C’est délicieux. Nous lisons La Nouvelle légende des siècles de Hugo,La légende des siècles de Victor Hugo est publiée en trois séries distinctes. La première série paraît en 1859, la deuxième en 1877 et la troisième en 1883. A la fin de sa vie, Victor Hugo recompose l’ensemble des trois séries afin qu’elles constituent un seul ouvrage. qui est superbe le tout entremêlé de traduction de la Tétralogie. Madame trouve cela bien étrange. Moi j’en suis ravi ! Si vous pouvez cet été venir nous voir, vous ne perdrez pas votre voyage, votre argent et votre temps. C’est un endroit que ce numéro 8 qui n’a pas son pareil ! ! ! .............

Si vous allez chez les Edwards dans ce temps-ci, j’aimerais bien avoir votre avis sur les esquisses que je viens d’envoyer. Je les ai énormément travaillées. Je voudrais savoir ce que j’ai fait. Vous savez combien je tiens à votre opinion et à vos critiques. Dites bien des choses de notre part à Madame et pour vous cher ami, croyez que nous pensons toujours beaucoup à vous.

H. Fantin